27. Voix et visions : Exploration de lieux postcoloniaux par la co-création audiovisuelle participative

Carla Bertin
CEI-Iscte-University Institute of Lisbon
Berenike Eichhorn
CEI-Iscte-University Institute of Lisbon
Francis Ngure
CEI-Iscte-University Institute of Lisbon

Les efforts déployés pour remédier aux inégalités épistémologiques persistantes dans la recherche sur les réalités africaines ont donné lieu à des questions sur la production de connaissances partagées et sur les moyens de construire une recherche plus inclusive. Pour relever le défi de la décolonisation de la recherche en sciences sociales, les chercheurs se sont tournés vers des méthodes audiovisuelles participatives. En outre, ces approches nous permettent de relever les défis méthodologiques liés à la connexion avec l’immédiateté de l’expérience humaine d’une manière affective, souvent non verbale et immersive. L’étude des aspects de l’expérience corporelle qui sont enracinés dans les relations immédiates des personnes avec des mondes tangibles ou intangibles pose souvent des défis aux méthodes qualitatives traditionnelles des sciences sociales et nécessite des approches qui dépassent les limites du discours. Cherchant à identifier “de nouvelles voies empathiques pour transmettre le savoir quotidien” (Pink 2011, 451), les méthodes audiovisuelles participatives peuvent aider à réveiller des souvenirs autrement flous, ainsi qu’à illustrer et à communiquer ce passé à un observateur extérieur. Ce panel se propose d’explorer cette intersection entre l’anthropologie audiovisuelle, les approches de recherche participative et l’étude du matériel et de l’immatériel dans l’Afrique postcoloniale. Les méthodes audiovisuelles participatives requièrent un engagement actif et se prêtent à la co-création, contribuant ainsi à assouplir les hiérarchies dans les contextes d’inégalités de pouvoir – un défi auquel se heurtent de nombreux ethnographes extérieurs. Utilisées de manière responsable, ces méthodes peuvent aider les communautés à prendre le contrôle de leurs récits : elles expriment leurs priorités et leurs affects à travers leur propre regard et en utilisant leur propre voix. Souvent, le processus de coproduction n’est pas moins important et édifiant que les produits finaux : dans le meilleur des cas, l’environnement de type laboratoire des ateliers de formation et des sessions d’élicitation peut présenter des avantages supplémentaires pour les communautés (par exemple, en affinant les compétences et en ouvrant de nouvelles voies de co-création) et pour le chercheur (par exemple, en l’informant sur la dynamique du pouvoir social et sur les priorités). Les médias audiovisuels, qui nous permettent de saisir et de transmettre des affects par le biais de sons et d’images visuelles, sont devenus un stimulus important pour inciter les gens à raconter leurs propres histoires et à exprimer leurs points de vue. Compte tenu du potentiel de ces outils pour l’anthropologie sensorielle au sens large (Pink 2006), nous nous demandons donc comment les méthodes audiovisuelles peuvent aider à comprendre l’expérience des lieux telle qu’elle est médiatisée par les sens. Nous invitons les contributions qui abordent la question de la manière dont l’engagement dans les domaines du son et de l’image peut permettre au chercheur et aux participants d’évoquer diverses significations, expériences et émotions (Glaw et al. 2017). Nous sommes particulièrement intéressés par le potentiel participatif et l’application des outils audiovisuels, car il a été démontré qu’ils offrent des moyens créatifs d’impliquer les interlocuteurs. En s’engageant dans une recherche audiovisuelle participative, les auteurs ont développé l’idée d’une “autorité partagée” (Bodenstein et Waldburger 2021). De cette manière, les approches de recherche participative remettent en question les dynamiques de pouvoir historiquement enracinées, permettant aux communautés concernées dans les contextes postcoloniaux de s’approprier davantage le processus de recherche (Pauwels 2015). Nous décrivons ci-après les approches méthodologiques concrètes que nous considérons comme pertinentes pour relever les défis décrits ci-dessus. Cependant, d’autres méthodes de ce type sont les bienvenues. La photographie et la vidéographie participatives (Cumming et Norwood 2012) ont été appliquées dans diverses disciplines universitaires pour permettre aux participants de mieux contrôler leurs récits et leurs perspectives (Latz 2017). Ces méthodes, telles que la voix photographique (Gubrium et Harper 2016, McLees 2013), soulèvent des questions sur l’autorité de qui peut photographier qui, ce qui oblige le chercheur à renoncer au contrôle de l’appareil photo. Il peut donc servir d’outil postcolonial pour contrer les stéréotypes perpétués par les médias visuels. En outre, ce groupe s’intéresse aux articles qui explorent la manière dont les outils audiovisuels, tels que la “marche avec vidéo” (Pink 2007) et les “marches sonores” (Butler 2007), combinent les méthodes audiovisuelles et les méthodes basées sur le mouvement pour étudier les lieux. Reconnaissant le corps comme le lieu de notre connaissance et de notre expérience (Desjarlais et Throop 2011 : 89), ces méthodes créent des rencontres avec des environnements (non) humains qui peuvent conduire à une contextualisation spatiale plus profonde des histoires, des expériences ou des souvenirs. Pour explorer les intersections entre la production de connaissances et la création de lieux, des méthodes innovantes telles que les entretiens à pied (Anderson 2004 ; Butler et Derrett 2014) et les “go-alongs” (Kusenbach 2003) sont déjà employées et peuvent être complétées par des dimensions audiovisuelles. Même si elles ne sont pas qualifiées de “participatives” en soi, d’autres méthodes se sont révélées capables d’équilibrer les relations de pouvoir grâce à l’acte de dessiner et à la création collaborative de matériel ethnographique qui permet d’accéder à des affects et à des expériences situés dans l’espace. C’est le cas, par exemple, de la cartographie sensorielle et mentale, qui nous permet d’aller au-delà des conceptions représentationnelles des cartes pour visualiser les émotions et les sensibilités (Mekdjian et Olmedo 2016). Reconnaissant que ces cartes peuvent révéler l’importance subjective de certains points de repère et lieux (Trell et Van Hoven 2010), elles peuvent contribuer à établir des connaissances décoloniales, par exemple en remettant en question les orientations géographiques conventionnelles à partir de perspectives indigènes. Dans le même ordre d’idées, ce panel accueille les contributions sous forme d’esquisses, de bandes dessinées et d’autres productions graphiques. Les dessins, par exemple, laissent plus de place à la créativité des participants et ont le pouvoir de recréer des “mémoires sociales” (Afonso et Ramos 2004), mais aussi d’imaginer de nouveaux avenirs. Les dessins comprennent à la fois les “souvenirs et les attentes” et les transforment en “scénarios”, révélant ainsi différents liens entre le passé, le présent et l’avenir (Aalders 2020, 64). Comment le dessin anthropologique peut-il fonctionner comme un outil permettant de rendre visible l’invisible (Causey 2017), par exemple dans le contexte de l’appartenance ou des souvenirs de perte ? Enfin, ce panel vise également à ouvrir des discussions sur des décisions concrètes liées à l’utilisation de méthodes audiovisuelles participatives, telles que le choix d’un équipement adéquat, la sélection des participants et l’organisation de formations et d’ateliers. En outre, nous invitons les chercheurs à réfléchir aux considérations éthiques liées à ces méthodes, notamment en ce qui concerne la propriété des données, la confidentialité et le respect de la vie privée, les questions de restitution, les résultats partagés et la responsabilité sociale. Ce panel s’appuie sur notre recherche sur les héritages des anciennes interventions de développement international en Afrique de l’Est dans le cadre de l’ERC Starting Grant AfDevLives à l’Iscte – Institut universitaire de Lisbonne. Inspiré par la nature interdisciplinaire de notre travail, ce panel est ouvert à une variété d’études de cas, d’orientations de recherche et de centres d’intérêt régionaux à travers le continent. De la religion à la santé, du genre aux études urbaines, nous souhaitons créer un forum interdisciplinaire sur les passés à multiples facettes dans les contextes africains, qui encourage la co-création de connaissances.

Bibliographie

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