Les ruines sont omniprésentes sur le continent africain. Ces ruines peuvent être celles d’un régime ou d’un mode de vie effondré, ou encore les débris de projets contemporains liés aux discours sur la “montée de l’Afrique” (McKenzie 2016). Elles peuvent également découler des interventions coloniales passées, de la modernisation, des projets de développement, du socialisme, du néolibéralisme et d’autres régimes politiques ayant entraîné des perturbations dans les domaines naturel, social, politique et culturel qui constituent la vie d’aujourd’hui sur le continent. Ces perturbations sont encore intensifiées et causées par le changement climatique, que certains chercheurs ont proposé d’appeler l’Anthropocène pour souligner le fait que l’homme est devenu une force majeure qui éloigne le climat de la Terre de l’Holocène (Crutzen 2006), entraînant des événements météorologiques extrêmes, une perte de biodiversité et une crise planétaire, qui affectent principalement les pays pauvres. Comme nous le rappelle Ann Stoler, “[…] la ruine est plus qu’un processus qui se débarrasse des débris comme d’un sous-produit. C’est un projet politique qui détruit certains peuples, certaines relations et certaines choses qui s’accumulent dans des lieux spécifiques (Stoler 2008, 11). La nature de l’Anthropocène, l’environnement bâti et ses périphéries sont tous en fait des archives actives (Tsing et al. 2017 ; Lyons 2020) qui témoignent d’histoires de violence (Nixon 2011) et de perte (Harvey 2017). Ces projets politiques ont laissé et laissent encore des ruines. Certaines de ces traces sont apparentes, d’autres invisibles, et imposent de nouvelles topographies, temporalités et subjectivités. Tout en nous rappelant que la ruine entraîne des géographies d’exclusion, de marginalisation, de déplacements et de dégradation, nous soulignons également que les effets de la ruine nous invitent aussi à les considérer comme des espaces de créativité et de mobilisation politique (Edensor 2005). Les paysages en ruine de l’Afrique appellent à un examen minutieux et à une documentation des nombreux vestiges de divers projets politiques. Nous mettons ici l’accent sur ce qu’Anna Tsing appelle les ” arts of noticing ” qui rendent visible le réseau complexe de relations entre tous les éléments de la vie (Tsing, 2017). Pour ce faire, nous pensons qu’une compréhension critique de nos héritages problématiques – ici également appelés traces – est nécessaire. Le terme “traçage” a plusieurs significations. Une trace peut être une marque faite par un dispositif d’enregistrement tel que le SIG, un appareil photo, un enregistreur vocal, la datation au carbone, un microscope, etc., ou par quelque chose qui est déjà passé, un signe ou une preuve d’une chose passée (1) qui persiste. Une trace peut être lue comme une brève période, une minute, de plus, elle peut être matérielle et immatérielle. Le “traçage”, en revanche, est une recherche active qui consiste à marquer les vestiges, en soulignant intentionnellement l’importance de la surface. Tracer, c’est s’engager dans le présent et faire prévaloir des mondes multiples. La traçabilité ne consiste pas seulement à enregistrer la manifestation du passé dans le présent, c’est aussi une forme de communication et d’engagement politique. Le panel cherche également à mettre en évidence les moyens de recherche au-delà de la vue, car de nombreux fragments de connaissance ne sont pas facilement visibles. Fondé sur des perspectives environnementales et interdisciplinaires qui prennent en compte l’interconnexion du sol, de la terre, de l’eau, de l’air et des matériaux, ce panel accueille des communications centrées sur l’utilisation de méthodologies créatives pour retracer la ruine. Notre objectif est d’élargir le discours méthodologique et, ce faisant, de nous engager de manière critique dans notre environnement – en démêlant les couches de l’histoire qui passent souvent inaperçues. Les “autres” pratiques permettent de découvrir les empreintes des événements passés et des interventions humaines sur et avec le paysage. Notes de bas de page : (1) Merriam-Webster. n.d.. Trace. In Merriam-Webster.com dictionary. Consulté le 8 mai 2024 sur le site https://www.merriam-webster.com/dictionary/trace. (2) Igwe travaille avec son corps, ses archives et ses récits, à la fois oraux et textuels, agissant comme un mode d’enquête qui rend possible l’exposition d’histoires négligées. Son film de 2020, No Archive Can Restore You, s’intéresse à l’ancien bâtiment de la Nigerian Film Unit à Lagos et à son état de délabrement particulier. (3) Dans son film Uppland, il explore l’invisible, au-delà du cadre colonial, en utilisant la mémoire, la voix et l’absence pour révéler les privations actuelles de Yekepa, une ville minière abandonnée au Liberia. (4) African Digital Heritage est une organisation à but non lucratif basée à Nairobi qui s’efforce de promouvoir une approche plus critique des solutions numériques dans le cadre du patrimoine africain. africandigitalheritage.org
24. Tracer la ruine : Méthodes de recherche pour aborder les vestiges des histoires environnementales et politiques
Bibliographie
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