Le panel présenté portait sur les migrations : Sécurisation et nécropolitique, en se concentrant sur les migrations internationales africaines à la frontière sud, en particulier sur la route de l’Atlantique (Afrique de l’Ouest-Îles Canaries). Toutefois, l’objectif est de créer un espace de dialogue et de réflexion sur la possibilité d’appliquer le lien entre la sécurisation et la nécropolitique à d’autres études de cas du continent africain.
Comme l’a souligné Mbuyi Kabunda, aucune région ou couche de la société n’est épargnée par les migrations, car nous vivons à une époque caractérisée par le trinôme entre développement, migration et relations internationales. Pour sa part, le phénomène migratoire africain s’inscrit dans les inégalités structurelles qui persistent dans le système international actuel. La présence de violences et de conflits armés, de crises économiques et financières, de modèles d’organisation des institutions politiques et de l’État étrangers au continent sont autant de facteurs qui fragilisent la stabilité du continent. En 2006, les flux migratoires africains vers les îles Canaries ont augmenté, ce qui a conduit le gouvernement central espagnol à mettre en œuvre le premier plan Afrique (2006-2008), un cadre stratégique de politique étrangère définissant une feuille de route pour ses relations avec l’Afrique. Ce cadre stratégique compte désormais trois éditions qui ont été formulées à des moments différents dans des contextes nationaux et internationaux différents (2006, 2009 et 2020 respectivement), et dont les mises à jour prennent le relais du plan précédent. Bien que le premier plan pour l’Afrique aborde une variété de questions, nous sommes particulièrement intéressés par la section consacrée à la régulation et à la gestion des migrations en vue de réduire l’afflux de migrants africains irréguliers en Espagne, en utilisant des mesures telles que le contrôle des frontières, les accords bilatéraux avec des pays tiers et l’appel à la collaboration avec l’Union européenne et d’autres organisations régionales africaines.
[GEA]Les relations avec l’Afrique sont basées sur une vision afro-pessimiste qui “(re)construit discursivement le continent comme un scénario d’instabilité politique, de conflits armés, d’États “fragiles” ou “défaillants”, de catastrophes naturelles, d’épidémies (par exemple le VIH-SIDA, le paludisme, Ebola), etc.” (African Studies Group, 2020). Les Plans parlent des “causes profondes” qui sont le terreau de la migration, et bien qu’ils n’expliquent pas ce que l’on entend par “causes profondes”, celles-ci sont traitées comme des causes endogènes des États africains. La conversion des causes structurelles en causes endogènes propices à la mobilité interrégionale conduit à percevoir les initiatives de coopération du gouvernement espagnol comme des actions solidaires, exerçant le rôle d’un partenaire altruiste engagé en faveur des droits fondamentaux des sociétés africaines ; de même qu’elle exonère les responsabilités de la participation du gouvernement espagnol dans les instabilités qui affectent le continent.
En effet, la perspective afro-pessimiste justifie les attitudes et les interventions paternalistes, où les dirigeants étrangers décident des affaires nationales des pays africains au détriment de leur propre autonomie, de leurs intérêts et de leurs besoins. De plus, les relations entre l’Espagne et l’Afrique ne proviennent pas de positions horizontales ; au contraire, elles s’inscrivent dans une hiérarchie coloniale qui place les pays européens dans une position privilégiée au détriment des pays africains. Ainsi, les accords bilatéraux et multilatéraux conclus visent à obtenir des avantages de la part des partenaires du Nord. L’objectif principal des réseaux transnationaux est le contrôle des flux migratoires, plus précisément l’interruption définitive de ces flux.
Le panel cherche à affirmer que la théorie de la sécurisation, développée par l’école de Copenhague, ainsi que le concept de nécropolitique, inventé par Achille Mbembe, sont des outils analytiques mutuellement compatibles qui expliquent la mise en œuvre de mesures d’exceptionnalité qui contrôlent la mobilité (externalisation des frontières et externalisation des politiques migratoires) et, en fin de compte, les formes de mort des populations africaines. Bien que la théorie de la sécurisation ait été critiquée pour sa nature occidentale et westphalienne, nous souhaitons explorer ses limites en termes de migration africaine vers les îles Canaries. De même, nous considérons que suivre la ligne de pensée de Mbembe à travers la nécropolitique ouvre la possibilité d’aborder les migrations africaines d’un point de vue holistique, en comprenant que les migrations ont lieu à l’intérieur des frontières des îles Canaries, et non pas à l’extérieur. Il en va de même pour les processus de sécurisation, puisqu’ils s’articulent non seulement sur le territoire espagnol, mais aussi dans les pays d’origine, dans les pays de transit et le long des routes atlantiques.
Bien que les contextes nationaux et internationaux dans lesquels les trois plans pour l’Afrique se sont développés aient été très différents, les migrations africaines continuent d’être gérées de la même manière et selon la même approche qu’il y a plus de quinze ans. Face à l’interdépendance du développement, de la migration et des relations internationales, le gouvernement espagnol répond par le trinôme afro-pessimisme, sécurisation et nécropolitique. S’il est vrai que de plus en plus de recherches couvrent le phénomène de la migration interafricaine, il y a un manque d’études qualitatives et contextuelles. C’est pourquoi l’analyse que nous présentons ici constitue une innovation dans la recherche sur les phénomènes migratoires interafricains en ancrant la théorie critique des relations internationales et la théorie postcoloniale dans les îles Canaries, en proposant une lecture holistique des phénomènes migratoires interafricains.