Entre esclavage et esthétique : logiques juridiques et racistes dans le commerce triangulaire de l’Ancien Régime

Filippo Contrarini

Dans une perspective juridique, j’essaie de construire un arrière-plan contextuel aux théories d’Achille Mbembe sur la relation biopolitique entre le corps et l’image. J’utilise comme étude de cas le commerce colonial suisse en France entre le XVIIe et le XVIIIe siècle. Je m’intéresse plus particulièrement à une dimension de l’esthétique qui se superpose à celle de la communauté avec ses rituels, à savoir l’esthétique du luxe. Parmi les principaux biens proposés par les marchands pour acheter les personnes réduites à l'esclavage sur les côtes africaines, on trouve des tissus de coton fins et colorés (appelés indiennes) produits par les marchands suisses. Parallèlement, des ambassadeurs africains dans les ports français informent les marchands de certaines attitudes irrespectueuses des Européens sur les côtes africaines.
Le déracinement vécu par les personnes victimes de la traite passe précisément d’un moment d’abstraction esthétique, dans lequel l’appartenance à la communauté est brisée par le désir des biens de luxe. Le corps des esclaves devient ainsi un simple support pour les attentes économiques. L’esclave est individualisé, devenant un signe noir tracé à la craie sur une feuille blanche, ce signe que l’on retrouve dans les registres des vendeurs et des acheteurs. Cette même dichotomie en noir et blanc entre dans la logique juridique de la différence entre les noirs et les blancs lorsque les ports français commencent à être peuplés d’esclaves transportés en France continentale par leurs propriétaires. Cet esclavage n’est pas prévu par le droit métropolitain français. Cependant, comme nous le montre Sue Peabody, de véritables communautés noires se créent, qui errent dans un vide juridique rempli uniquement par cette différence de couleur.
C'est ici que se manifeste la force de l'esthétique abstraite du luxe dans le commerce mondial, au détriment de l'esthétique communautaire.